Jurisprudence récente du Conseil d’Etat en matière de signature d’une offre pour un marché public
Dans un arrêt récent (CE, 5 février 2021, n° 249.726) le Conseil d’Etat s’est à nouveau penché sur la problématique de la signature d’une offre dans le cadre d’un marché public.
Conformément à la réglementation sur les marchés publics (plus spécifiquement l’article 44, § 1, de l’arrêté royal du 18 avril 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques), une offre doit être signée par la/les personne(s) qui est/sont compétente(s) pour engager le soumissionnaire.
Dans l’affaire soumise à l’appréciation du Conseil d’Etat, la question portait sur la signature d’une offre au nom d’un groupement d’opérateurs économiques (société simple) par une personne ayant été mandaté par les différentes sociétés participantes à cette fin. Toutefois, un mandat spécial avait été signé par l’administrateur délégué d’une des sociétés participantes.
Précisons que la personne qui a procédé à la signature de l’offre, avait reçu, entre autres, une procuration d’une autre société qui à son tour avait reçu une procuration de la part d’une société anonyme, notamment une des sociétés participantes, signée par l’administrateur délégué de la société anonyme.
Afin de comprendre le raisonnement du Conseil d’Etat, il suffit toutefois de savoir qu’un mandat spécial a donc été délivré dans le cadre de la gestion journalière d’une des sociétés participantes.
La partie requérante (un soumissionnaire dont l’offre a été déclarée irrégulière) n’a évidemment pas manqué d’invoquer la « jurisprudence constante » du Conseil d’Etat dont il ressort en effet que la signature d’une offre – et, par extension, la signature d’une procuration en vue de la signature d’une offre – ne doit, en principe, pas être considérée comme un acte relevant de la gestion journalière.
Le Conseil d’Etat n’a pas suivi l’argumentation de la partie requérante et a rejeté le moyen.
Dans son appréciation du moyen, le Conseil d’Etat s’est laissé guidé par le fait qu’une réforme du droit des sociétés a eu lieu. En effet, par la loi du 23 mars 2019 (MB 4 avril 2019), le nouveau Code des Sociétés et des Associations (CSA) a été introduit. Ce dernier prévoit qu’à partir du 1er janvier 2020, les dispositions impératives du CSA sont également applicables au sociétés qui existaient déjà le 1er mai 2019, c’est-à-dire à la date d’entrée en vigueur du CSA.
Sous l’empire de l’ancien Code des sociétés, la notion de « gestion journalière » n’était pas définie. La Cour de Cassation retenait 2 hypothèses et les décrivait comme suit notamment dans son arrêt du 26 février 2009 (Arr.Cass., 2009, liv. 5, 660) : « Les actes de la gestion journalière sont ceux [1] qui sont commandés par les besoins de la vie quotidienne de la société et ceux qui [2] [a] en raison tant de leur importance que [b] de la nécessité d’une prompte solution, ne justifient pas l’intervention du conseil d’administration lui-même ». L’urgence et le degré d’importance de l’acte étaient des conditions cumulatives pour la deuxième hypothèse.
L’interprétation de la notion de « gestion journalière » par la Cour de Cassation a servi de base à la définition de la « gestion journalière » dans le CSA avec toutefois comme grande nouveauté le fait que la condition de l’urgence et la condition de la faible importance ont été retenues, dans le CSA, comme des conditions alternatives et, non, cumulatives.
Il ressort de la définition reprise par le CSA (article 7 :121 CSA pour la SA) que 3 actes tombent sous la notion de « gestion journalière », soit (1) les actes et les décisions qui n’excèdent pas les besoins de la vie quotidienne de la société, (2) les actes et les décisions présentant un intérêt mineur et (3) les actes et les décisions ayant un caractère urgent.
Le moyen de la partie requérante a été rejeté, d’une part, en raison du fait que cette dernière avait basé son moyen sur l’ancienne interprétation jurisprudentielle de la notion de « gestion journalière » – interprétation qui n’est plus entièrement correcte compte tenu de l’entrée en vigueur du nouveau CSA et qui est donc sujette à discussion – et, d’autre part, parce qu’elle a tardivement, en l’espèce, au stade des plaidoiries, développé une argumentation selon laquelle ce mandat n’était pas en conformité avec les critères de l’article 7 :121 du CSA.
Les conséquences de cet arrêt
A notre avis, il serait en tout état de cause prématuré de considérer cet arrêt comme un revirement (définitif) de la jurisprudence du Conseil d’Etat en la matière.
Le Conseil d’Etat a estimé que l’interprétation jurisprudentielle de la notion de « gestion journalière » dans le contentieux des marchés publics n’est plus entièrement correcte et qu’elle semble donc sujette à discussion, mais il n’a pas examiné davantage cette question dans le cadre de cette procédure d’extrême urgence. En effet, dans le cadre de telles procédures d’extrême urgence, le Conseil d’Etat se limite à un examen prima facie.
Il convient dès lors d’être attentif à l’interprétation ultérieure de cette notion dans la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Comment intégrer cette jurisprudence dans la pratique
La question reste bien évidemment de savoir comment les pouvoirs adjudicateurs et les soumissionnaires doivent intégrer cette jurisprudence dans la pratique.
La prudence reste de mise.
Du côté des soumissionnaires, compte tenu de l’incertitude qui s’est ainsi installée, il est recommandé de rester prudent et de ne pas soumettre des offres qui n’ont été signées que par l’administrateur délégué. En effet, le risque demeure qu’un pouvoir adjudicateur considère une telle signature comme insuffisante – argument toujours potentiellement suivi par le Conseil d’Etat. S’il n’y a pas d’alternative, la soumission d’une offre signée uniquement par l’administrateur délégué pourrait être envisagée en se référant aux enseignements du Conseil d’Etat qui applique l’article 7 :121 du CSA (pour la SA). Il peut être opportun pour l’administrateur délégué lui-même d’inclure, dans l’offre signée, une justification de l’applicabilité d’un ou plusieurs des critères de la notion de « gestion journalière », ce qui fournira également au pouvoir adjudicateur des arguments pour accepter l’offre (sur ce point) de manière motivée. Toutefois, à notre avis, cette voie demeure très risquée.
Du côté du pouvoir adjudicateur, cet arrêt ne simplifie certainement pas les choses. Lorsqu’un pouvoir adjudicateur est confronté à une offre qui n’a été signée que par l’administrateur délégué, il aura tout intérêt à procéder à une évaluation concrète de la situation et à se demander, sur base de la nouvelle définition de la notion de « gestion journalière », si la signature de l’offre peut être considérée comme un acte de gestion journalière pour la société concernée (in concreto donc). Une motivation détaillée tant de l’acceptation que de l’irrégularité de l’offre semble en tout cas s’imposer.
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